Le voyage

 

Tout d'abord, qui dit partir loin dit forcément long trajet. Mais que ceux qui redoutent les vols longs courriers n'aient crainte, en réalité ils passent très vite. Films, lecture, musique, animations... Tout est fait pour que le passager ne s'ennuie pas, fasse abstraction de la situation et oublie le vertige de l'altitude. Un à un les volets se ferment et peu à peu l'excitation du décollage laisse place à un profond silence; l'espace clos devient propice à la réflexion.

Il est toujours fascinant d'observer les visages, attitudes ou encore tenues de ses voisins, immenses richesses d'une diversité culturelle que la mondialisation est aussi prompte à anéantir qu'à promouvoir. Mais la contemplation naïve de ce délicieux spectacle n'est pas dénuée de toute utilité; elle prépare l'esprit à l'épreuve de la différence qui l'attend à la sortie de l'avion. Comme un fragment du monde dans lequel le voyageur s'apprête à plonger, il peut dès avant sa descente commencer à y goûter.


Au cours de mon premier trajet Paris-Doha, j'ai eu la chance de me trouver à côté du représentant commercial d'un fabriquant de cuisines de luxe. Il parcourt le monde arabe depuis de nombreuses années, et m'a ainsi donné quelques renseignements pour comprendre le Qatar: « Les qatariens sont seulement propriétaires des infrastructures ou des entreprises, mais délèguent toutes les tâches administratives. Les postes intermédiaires sont ici occupés par des Indiens, tandis que ce sont des Asiatiques qui travaillent au plus bas de l'échelle ».

Hasard des destins qui se croisent l'espace d'un éphémère instant, mon premier compagnon de voyage disparaît bientôt, comme happé par la ville aux mille lumières. Mais dès mon arrivée dans la zone de transit, je peux vérifier ses dires. Accueilli par des bagagistes indiens, je rencontre des femmes de ménage asiatiques sur le chemin des toilettes. Peu familier de ce genre d'endroits, l'aéroport et toute sa micro-société me captivent. Ici ce sont de riches saoudiens qui font leurs emplettes dans une boutique de luxe, là un homme enturbanné qui s'accroche avec un policier local au passage de la douane. Des femmes dont seuls les yeux sont visibles sous leur long voile noir aux occidentaux en tenue de vacancier, tout un monde se croise, grouille et s'agite au gré des annonces microphoniques presque incessantes. Il suffit de se laisser entraîner par un de ces mouvements de foule, pour avoir l'impression d'avoir découvert un peu de la destination suivie.

Étourdi par tant de mouvement, je m'assois dans un coin en quête de repos. Soudain, un vieil homme s'approche et me saisit le bras. Un peu effrayé par sa brusquerie, je lui demande en anglais ce qu'il veut. Il m'agrippe de nouveau. Visiblement la langue de Shakespeare ne lui est pas familière. Quelques secondes s'écoulent, entre désemparement et incompréhension. Puis, enfin, il parvient à articuler quelques mots pour me demander l'heure, en français. Je la lui donne, la conversation peut maintenant s'engager. Il a l'air affaibli, je ne saisis pas tout ce qu'il dit, mais il arrive à me faire comprendre qu'il a 70 ans, qu'il est algérien et qu'il a travaillé en France pendant 14 ans, à Marseille, Brest ou encore Bordeaux, comme docker. Il n'a pas réussi à m'expliquer pourquoi il se trouve au Qatar, juste à me dire qu'il devait prendre un avion pour Alger dans cinq heures, et qu'ensuite il aurait encore plus de 1000 kilomètres à parcourir avant de rejoindre son village. Levant les bras au ciel, un sourire un brin désabusé aux lèvres, il me serre la main et s'en retourne attendre à son siège.

Bientôt je le vois qui revient, place un vieux tapis à même le sol et s'agenouille pour prier. Je me dis que j'irai le voir un peu plus tard, pour que l'attente lui soit moins longue. Mais quand je lève les yeux, il n'est déjà plus là. Trop concentré sur mes lectures, je ne l'ai pas vu partir. Je m'en veux. Première leçon pour l'apprenti voyageur: toujours être tourné vers l'instant présent, tous les sens en alerte. J'espère que plus jamais pendant cette année je ne passerai ainsi à côté d'une rencontre.

Finalement l'escale est vite passée, et déjà l'avion survole le désert dans l'autre sens. La nuit est profonde, seulement troublée par la lumière des lampadaires qui bordent la route menant aux puits de pétrole; rivière d'or au milieu des ténèbres. J'essaie de nouer contact avec mon voisin, mais il ne semble pas comprendre l'anglais. J'essaie tant bien que mal de tuer le temps, avant que le repas ne soit enfin servi. Le vieux chinois à côté de moi mange déjà bruyamment ses nouilles, puis il éructe ostensiblement. Je me rappelle alors avoir lu quelque part en préparant mes voyages que c'était une habitude en Chine. Il va falloir s'y faire, la destination finale se rapproche!

C'est une bonne voie pour aborder un endroit inconnu que celle des airs. On peut ainsi se rendre compte de la topographie d'une ville et de ses alentours. L'avion passe d'abord au-dessus des buildings du centre, avant de survoler la mer et ses reflets d'argent. Le soleil baigne quelques îles éparses et teint le paysage de couleurs magnifiques. A mesure que l'appareil se rapproche de la côte, le trafic maritime s'intensifie, jusqu'à atteindre un flot presque continu. Premier contraste entre un cadre naturel superbe et une activité économique incessante.

Enfin l'avion se pose. Le prélude de ce grand voyage s'achève, mais l'excitation de la découverte atteint son paroxysme. L'aventure ne fait que commencer! Dès la sortie de l'aéroport, la chaleur me prend, si étouffante à cause de l'humidité. Le trajet en bus jusqu'à l'université dure à peine une heure, mais déjà une première surprise: ici les véhicules roulent à gauche! Héritage britannique oblige, mais je ne l'avais lu nulle part. Depuis la route, le panorama sur les montagnes est grandiose. Les gratte-ciels s'agglutinent en réalité sur un espace très restreint, nichés entre deux collines. Je me rappelle maintenant que la région de Hong Kong est composée à 70% d'espaces naturels.

Le campus de la Baptist University est situé un peu en périphérie, mais la concentration humaine se ressent quand même très fortement. Le chauffeur de bus est contraint à de véritables prouesses pour éviter les angles des bâtiments. L'exiguïté horizontale pousse à l'extension verticale. La hauteur des immeubles est impressionnante, les tours dortoirs possédant chacune pas moins de 20 étages! Il faudra bien apprendre à surmonter le vertige de cette vie nouvelle, elle n'en est qu'à son premier jour. Mais avant d'aller plus loin, il va falloir aussi se laisser le temps d'apprécier quelques heures de repos...

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